Chaque jour, elles bêchent, retournent la terre et sèment l’espoir au cœur des collines de Karusi. Pourtant, tandis qu’elles puisent force et sueur dans le sol, leur travail alimente involontairement une soif d’ailleurs — celle des hommes qui, souvent, préfèrent noyer la récolte dans les cabarets plutôt que de la voir nourrir leurs familles.

Au lever du soleil, la brume s’accroche encore aux pentes verdoyantes de Karusi.

Dans ces collines de la province de Gitega, on distingue déjà, de loin, des silhouettes penchées sur la terre. Des femmes, surtout.

Leurs pagnes trempés de rosée, leurs mains déjà tachées de boue, elles avancent en silence, le dos voûté par l’habitude et la nécessité.

Ici, depuis toujours, la terre est à la fois promesse et fardeau.

Le Burundi vit de son sol : près de 85 % de la population y trouve de quoi survivre, entre champs de maïs, rangées de haricots et plantations de manioc.

Dans cette économie agricole qui fait battre le cœur du pays, ce sont les femmes qui portent l’essentiel du labeur. “Mais ce sont rarement elles qui décident du fruit de ce travail.”

Dans la zone Buhinyuza, un habitant raconte sans détour : « Chez nous, c’est surtout la femme qui se charge des travaux agricoles. Beaucoup d’hommes passent leur journée dans les lieux de détente ou s’occupent d’autres choses. »

Dans la colline Nkoronko, une femme raconte comment, petit à petit, son mari s’est éloigné. Au début, il l’épaulait dans le champ ; puis il s’est mis à traîner dans les bistrots. Elle est restée seule à tout porter : la houe, les enfants, les dettes, et le silence.

D’autres femmes, dans le même village, disent vivre la même chose.

Certaines se retrouvent avec huit enfants sur les bras et plus aucun mari à l’horizon.

Les terres, parfois, sont louées en cachette, et les récoltes disparaissent.

Une femme confie : « Mon mari a commencé à vendre tout ce que j’avais récolté. Il a tout gaspillé ailleurs, puis il est parti. Il m’a laissée seule, et après ça, j’ai perdu la tête. »

Elle raconte la pauvreté qui s’installe, les enfants qui ne tiennent plus sur les bancs de l’école, la fuite vers la Tanzanie, espérant mieux ailleurs.

Dans beaucoup de familles, la récolte est une affaire d’hommes.

Une habitante de Nkoronko l’explique avec amertume : « C’est mon mari qui gère la récolte. Il dit qu’il va la stocker, mais au bout du compte, je ne sais même pas où ça part. Et nous, à la maison, on manque de tout. »

Alors, ces femmes continuent à retourner la terre, comme on se bat contre un sort obstiné.

Elles cultivent le maïs, le manioc, les espoirs ; elles récoltent l’injustice, le soupçon, l’angoisse des lendemains.

Pourtant, tout le monde ne vit pas sous cette règle.

Dans la zone Buhinyuza, certaines voix racontent une autre façon de vivre : un champ partagé, des décisions discutées, des revenus investis pour la maison et l’avenir.

Un couple explique qu’il décide ensemble : vendre une partie de la récolte, acheter ce qu’il faut pour les enfants, planifier la saison suivante.

Un homme avoue : « Si on travaille ensemble, c’est pour le développement de la famille. »

Mais ces foyers plus équilibrés restent rares.

Souvent, la honte et la peur retiennent les femmes de parler. À Karusi, certaines osent franchir la porte du Centre pour la paix et le développement de Karusi, dirigé par Sylvane Nizigama.

Là, elles déposent ce qu’elles ne peuvent plus porter seules : l’abandon, l’injustice, la violence économique.

« Dans notre centre, nous recevons beaucoup de femmes laissées seules, ou écartées des décisions. »

Sylvane raconte qu’il arrive aussi que des hommes viennent demander de l’aide, eux aussi victimes de ruptures qui les laissent sans rien.

Sur ces collines, les histoires se ressemblent mais ne se répètent jamais tout à fait de la même façon.

Elles ont pour décor le même champ, la même houe, le même soleil de midi, mais chaque femme y inscrit son courage.

Et derrière chaque tas de maïs, chaque sac de haricots, il y a des mains que l’on oublie trop souvent.

Car au fond, travailler la terre devrait être une promesse de dignité, pas un chemin vers le soupçon et la pauvreté.